Elles peuplent les discours politiques et sont l’objet presque chaque jour de multiples analyses sociologiques, économiques ou même philosophiques sans que leur définition ne fasse l’objet d’un véritable consensus dans l’opinion publique : les classes moyennes, à laquelle une majorité des citoyens pense appartenir, sont devenues le centre de gravité de notre société, alors qu’elles ne constituaient par le passé qu’un espace intermédiaire limité entre des classes populaires très nombreuses et un petit nombre de privilégiés. C’est ce constat qui a conduit le sociologue Dominique Goux et l’économiste Eric Maurin à mener une analyse approfondie pour décrire cette nouvelle réalité sociale des classes moyennes dans un ouvrage indispensable (Les nouvelles classes moyennes, La république des Idées, Seuil, 2012).
Ce qui fonde selon eux l’appartenance aux classes moyennes, ce sont trois traits fondamentaux :
- - Leur dynamisme dans la mobilité sociale : c’est en son sein que se réalisent les échanges continuels entre le milieu, le haut et le bas de la société, échanges qui sont deux fois plus intenses aujourd’hui qu’ils y a vingt ans, et qui sont, contrairement au pessimisme en vogue, largement en faveur des promotions sociales.
- - Leur centralité sociale : à distance égale des classes modestes comme des plus favorisées, les classes moyennes sont progressivement devenues le cœur sociologique de la société, celui qui concentre les aspirations à la promotion sociale comme les craintes de déclassement.
- - Leur position d’arbitre : cette homogénéité nouvelle des classes moyennes dans leur rapport au reste de la société leur confère un rôle central dans ses évolutions politiques et sociales, ce qui explique que la droite cherche en permanence assimiler la classe moyenne à la classe favorisée qui serait victime du matraquage fiscal induit par une politique de redistribution trop généreuse, quand la gauche chercherait « à chaque grande crise à nouer une alliance stratégique entre les classes populaires et les classes moyennes appauvries ».
Au-delà de ces caractéristiques générales (détaillées et chiffrées dans l’ouvrage), les auteurs explorent les comportements sociaux de la classe moyenne, qui éclairent les évolutions – et les dérives – de notre société. Ce qui guide voire conditionne selon eux ces comportements, et qui fonde peut-être, d’après l’historien Serge Berstein, le seul dénominateur commun des classes moyennes, serait une philosophie sociale animée par la peur de déclassement, « où le progrès résulterait non d’une dialectique de lutte des classes, mais de possibilités de promotion ». Ainsi, « les classes moyennes s’accommodent d’une société jugée injuste par une grande majorité de ses membres, mais où chacun, pris individuellement, est un agent actif de la continuelle reproduction de la pauvreté et des inégalités ». Nous sommes au cœur de l’idéologie de « l’égalité des chances », remise en cause par François Dubet (voir ce post), portée par une partie sans cesse croissante de la population (les classes moyennes sont en expansion) qui veulent absolument voir poursuivre par leurs enfants une voie d’ascension sociale tout en restant au maximum à distance de la classe populaire, tenaillées en permanence par ce « sentiment de déclassement » analysé précédemment par Eric Maurin (voir ce post).
On comprend mieux dès lors l’importance stratégique pour les classes moyennes de la réussite scolaire de leurs enfants, son impact sur les stratégies résidentielles, et même leur défiance croissante à l’égard des politiques de redistribution qui durcissent selon elles la compétition qu’elles livrent aux classes populaires pour ne pas être « rattrapées ». C’est justement ce qu’Eric Maurin avait largement décrit dans ses précédents ouvrages, sur le déclassement comme sur la démocratisation scolaire, démontrant combien le pessimisme social guidait une partie croissante de la population, alors même que la réalité du déclassement n’était pas avérée.
C’est sur ce point, appliqué aux classes moyennes qui sont le principal vecteur de la peur du déclassement et de l’idéologie de la compétition sociale, que les auteurs apportent un éclairage nouveau, à rebours des prétendues évidences débitées avec assurance par moult commentateurs et responsables associatifs, syndicaux ou politiques. « Quel déclassement ? », interrogent-ils, en constatant que « les personnes déclassées par rapport à leurs parents ne représentent qu’une petite minorité au sein des classes moyennes. En 2009, parmi les 30-39 ans, on compte à peine 13,5% de déclassés au sein du salariat intermédiaire contre 46% de personnes en ascension ».
Sur l’éducation, reconnaissant que « de tous les groupes sociaux, les classes moyennes sont celles qui se déclarent les plus inquiètes pour l’avenir de leurs enfants », et constatant que « la démocratisation scolaire a entraîné un brutal accroissement de la concurrence exercée par les classes populaires », ils démontrent toutefois que « les classes moyennes ont finalement réussi à éviter tout déclassement scolaire pour leurs enfants, elles ont même grignoté une partie de leur retard sur les classes supérieures, mais au prix de scolarités plus longues, de sacrifices plus importants et d’un rapport à l’école plus âpre que jamais ».
Sur les territoires et les stratégies résidentielles, pour lesquelles « le problème fondamental serait la mixité que le marché du logement impose aux classes moyennes, mixité dont elles ont peur et dont elles ne veulent pas », les auteurs constatent que la proportion de propriétaires en leur sein a continué d’augmenter et même qu’elles ne sont pas victimes de déclassement territorial : leurs enquêtes (sur des données inédites) confirment « l’extraordinaire capacité des familles des classes moyennes à se mobiliser contre toute forme de relégation territoriale et à garder leur position, quel qu’en soit le coût». Le principal problème, qui n’est pas une découverte, ne serait pas tant « les ménages qui changent de résidence que ceux qui ne peuvent (ou ne veulent) quitter leur quartier en déclin », ce qui justifie pleinement les politiques de renouvellement urbain.
Au final, « on est bien loin des constats alarmistes sur la panne de l’ascenseur social », écrivent les auteurs, tout en notant les efforts sans cesse plus grands consentis par les classes moyennes pour préserver leur position, avec un durcissement idéologique et politique de l’esprit de compétition. Dès lors, « comment donner du contenu à un projet de justice sociale et de réduction des inégalités, quand un nombre croissant de personnes sont happées par le désir de s’élever au-dessus des autres et par la crainte de déchoir ? » C’est tout le défi posé aujourd’hui à la gauche et plus largement aux politiques sociales que de ne pas aggraver la peur du déclassement et les comportements qu’elle suscite, qui vont largement à l’encontre de la cohésion sociale puisque, rappellent les auteurs, « chacun met « son pauvre » à distance ». Comment, aussi, à l’aulne du score récent de l’extrême droite, endiguer le populisme, les logiques de stigmatisation et de division qui sont le terreau de la droite extrême de Nicolas Sarkozy ?
Force est de reconnaître la justesse de l’analyse du médiateur de la République, qui dans un récent rapport, soulignait à ce sujet la montée d’un fort sentiment d’injustice au cœur de la société française. Beaucoup de Français ont l’impression de travailler pour les autres et soupçonnent leurs concitoyens de tricher ou de bénéficier d’avantages indus. Or, sans verser dans la démagogie honteuse de la dénonciation de la fraude (voir ce post), il est vrai qu’une large fraction de la population ne peut aujourd’hui survivre que grâce à une aide sociale financée en grande partie par les classes moyennes. L’Insee montre qu’en 2008 les classes moyennes ont payé sous forme d’impôts directs et de contributions sociales environ trois fois plus (par équivalent adulte) qu’ils ne recevaient sous forme de prestations sociales. Pour les ménages les plus pauvres, ils reçoivent près de neuf fois plus qu’ils ne paient. « Dans un monde dominé par une logique de concours et par l’idéologie du mérite individuel, tout ce qui paraît fausser la concurrence entre les individus devient vite insupportable », notent les auteurs, apportant une explication essentielle à la colère sociale des classes moyennes, qui n’est certes pas fondée sur une réalité sociale démontrée (celle du déclassement), mais sur un ressentiment qui appelle de véritables réponses politiques.
Pour certains, à droite, la réponse est évidente : il suffirait d’aider moins les plus fragiles, les « assistés » et d’accorder plus aux classes moyennes. C’est tout le sens du projet « social » de Nicolas Sarkozy, dans une logique de stigmatisation des étrangers, des pauvres, des jeunes, etc. « La tentation est grande de repenser les politiques sociales et fiscales en fonction des inquiétudes de ce nouveau juge de paix », décryptent les auteurs avant même le déferlement de populisme de la fin de campagne présidentielle, tout en invalidant cette voie : « une réorientation de l’action publique en faveur des classes moyennes ne va pas de soi. On trouve en leur sein toujours autant de familles en voie de promotion sociale, et toujours aussi peu de familles touchées par le déclassement ». Outre ce non-sens sociologique, un recentrage des politiques sociales au seul bénéfice des classes moyennes serait une impasse à la fois financière (du fait du grand nombre de bénéficiaires potentiels), politique (dérive populiste faisant le jeu de l’extrême droite, l’UMP va bientôt en mesurer pleinement les conséquences puisqu’elle est responsable de la légitimation du discours frontiste…) et morale (en poursuivant le délitement de la cohésion sociale).
Si l’on rejette la logique punitive vis-à-vis des plus pauvres et la démagogie consistant à faire croire que l’on n’aidera dorénavant que « ceux qui le méritent », la seule voie possible pour les auteurs (que je partage), c’est la remise à plat de toutes les politiques dans une logique de justice et d’inclusion sociale, en sortant des logiques de publics et de statut.
Avec le rétrécissement de l’Etat, le ciblage des politiques sociales a été sans cesse croissant, offrant l’avantage apparent de concentrer les ressources là où les problèmes semblent les plus aigus. Mais elles ont l’inconvénient majeur d’instituer une coupure statutaire entre les individus éligibles à l’aide et les non-éligibles (ce à quoi la réforme du RMI avec le RSA voulait justement répondre, avec un succès mitigé, voir ce post). L’urgence est donc de « rendre les politiques existantes moins anxiogènes et injustes aux yeux des classes moyennes. Cette évolution passe par des programmes moins explicitement ciblés sur des publics particuliers », proposent les auteurs, dénonçant le fait de « concentrer l’aide sociale sur les seules situations extrêmes », qui « est une façon de renoncer à réformer la société en profondeur ». C’est tout le sens des propositions de François Hollande en direction des familles (voir ce post), dont il faut souhaiter non seulement qu’elles soient mises en œuvre, mais aussi qu’elles seront renforcées par l’audace d’un parlement de gauche !
A quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, face à une extrême droite et à une droite qui parlent le même langage de la peur, la responsabilité de la gauche et de tous les citoyens attachés à notre modèle social est immense.
Nous connaissons les dangers de la politique de la peur, que rappellent les auteurs : « la peur de chuter y devient une peur des autres, un rejet de la concurrence. Attiser les peurs, c’est se trouver piégé dans une position étriquée et conservatrice de défense des « acquis » de quelques uns au détriment du besoin de protection des autres ». Pour refuser cela, « sortir de cette impasse et mobiliser les classes moyennes sur des projets positifs de progrès collectifs », Eric Maurin et Dominique Goux proposent de « retrouver le chemin des réformes résolument universelles. Tant que le modèle anxiogène de concours et de ciblage n’aura pas été réformé, tant que les transitions entre école et emploi, emploi et chômage, activité et retraite resteront perçues comme d’opaques échéances-couperets, les classes moyennes resteront les agents et les victimes d’une société crispée par le soupçon, la défiance mutuelle et l’insécurité sociale ».
Ce défi d’une société bienveillante, rassemblée et plus juste socialement passe par l’échéance majeure du 6 mai prochain, pour que la République sociale redonne espoir aux classes moyennes !