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26 janvier 2010 2 26 /01 /janvier /2010 01:54
lievrepatagonie.jpgIl est des comparaisons décalées qui donnent un sens particulier à une lecture. Comme celle que j’ai ressentie au long de la lecture des mémoires de Claude Lanzmann, intitulées « Le lièvre de Patagonie », en pensant au «Monde d’hier » de Stefan Zweig, chef d’œuvre crépusculaire de grand romancier, écrit de son exode au Brésil avant son suicide pour témoigner d’un monde détruit par la barbarie nazie, celui de la société viennoise philosémite de la fin du 19ème siècle jusqu’à la Grande Guerre.


Claude Lanzmann n’est pas romancier et son témoignage n’emportera pas la même gloire littéraire. Mais il livre à la fois une belle émotion et un formidable témoignage de vie.

Le monde qu’il raconte, c’est d’abord celui d’un jeune juif intellectuel pris dans la France de la débâcle, qui entre en Résistance naturellement, sans choix véritable, avec la seule conscience que là est sa place et où il retrouve son père, en toute évidence. C’est l’occupation, les planques, les voyages où se jouent des vies, les trahisons, les désillusions face aux primats de considérations partisanes, puis l’univers étrange de la Libération et le bouillonnement intellectuel d’un monde à reconstruire. Etudiant à Louis-le-Grand, Claude Lanzmann règle ses comptes de Résistance avec le PCF lors d’un échange avec le jeune Jean Poperen, se lie d’amitié avec Jean Cau, vole des livres pour satisfaire un appétit insatiable, se fait arrêter, puis mendie déguisé en prêtre pour gagner quelque argent… c’est aussi la période des conquêtes féminines, des « chasses de lionceaux » sur les Champs Elysées, des épanouissements sentimentaux et intellectuels. Par son beau-père, Monny de Bouly, énigmatique yougoslave ami des surréalistes, il rencontre alors André Breton, Paul Eluard, Jean Cocteau, Louis Aragon, Francis Ponge… avant de devenir l’ami de Gilles Deleuze, compagnon de sa sœur, puis de rencontrer Sartre, par son ami Jean Cau, secrétaire du futur Prix Nobel (refusé) mais aussi par sa sœur dont Sartre devient aussi l’amant et qui mettra fin à ses jours quelques années plus tard. Il tombe amoureux de Simone de Beauvoir, avec laquelle il vivra plusieurs années en acceptant l’autre « couple » que le Castor forme avec Sartre. Entre une vie militante passionnée et engagée contre la guerre d’Algérie, une vie sentimentale épanouie et une vie intellectuelle aussi riche qu’intense, Claude Lanzmann décrit avec un bonheur réjouissant ces années d’espoir et de lutte, où les causes partagées nourrissent les bonheurs individuels, dans une formidable et emphatique curiosité du monde (premiers voyages en Italie, en Israël, premier poste à Berlin...).

Pigiste – grand reporter à France Soir, dirigé à l’époque par Pierre Lazareff, Claude Lanzmann participe aussi à la belle aventure des Temps modernes, la revue philosophique fondée et dirigée par Sartre, dont il a pris la succession et dont il est toujours le directeur. Après avoir rencontré Ben Gourion lors d’un voyage en Israël qui a nourri sa réflexion sur sa judéité (avec les « Réflexions sur la question juive » de Sartre), il découvre la Corée du Nord de la guerre froide, rencontrant Kim-Il-Sung et y vivant une passion interdite, puis la Chine au lendemain de la Longue marche, avant que son engagement pour la cause algérienne ne le mène au cœur de l’Armée de Libération Nationale (ALN) auprès d’un certain Abdelaziz Bouteflika, alors jeune officier. Dans la même période, il est aussi ce journaliste léger qui réalise portraits et interviews – sous pseudo – des stars de l’époque, consolant Simone Signoret lorsque Montant s’attarde auprès de Marilyn, rédigeant des textes pour un Cousteau méprisant ou témoin de Michel Piccoli lors de son mariage avec Juliette Greco. Ces portraits délicieux, particulièrement celui de son ami Albert Cohen qu’il présenta à Simone de Beauvoir après lui avoir fait découvrir et aimer « Belle du Seigneur », sont une captivante description de ce monde des années 50 – 60, où les enjeux politiques les plus graves cohabitaient avec une inaltérable soif de vivre et d’agir pour le futur, avec tellement de confiance… ou de foi, comme il l’écrit superbement  : « Malgré tout ce que j’ai su, tout ce que je sais aujourd’hui, de la face noire et sanglante du communisme réel, malgré ma propre expérience du cynisme et de la traîtrise du PCF pendant la Résistance, malgré ma haine des procès de Moscou ou de Prague, l’Union soviétique resta longtemps comme un ciel sur ma tête. Et sur celle de beaucoup d’hommes de ma génération. » C’est ce monde encore plein de souffrances mais la tête dans les étoiles, pour filer l’analogie, que Claude Lanzmann nous fait partager.

Outre ce rapport au temps et la question de son « incarnation », comme il l’écrit en conclusion, « Le lièvre de Patagonie », œuvre de réflexions d’un intellectuel confronté au réel, est traversée par un autre fil rouge : la mort et plus particulièrement la mise à mort. « La guillotine – plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort – aura été la grande affaire de ma vie » est la première phrase du livre. C’est la rencontre entre cette « passion » de la mort et son sionisme de gauche (à l’instar de son ami Théo Klein) qui nouera le destin de Claude Lanzmann et lui donnera cette place si particulière dans notre mémoire collective.

La question du « pourquoi Israël ? » (titre de son premier film, sorti en pleine guerre de Kippour), donc du sionisme, traverse le livre comme elle a construit sa vie. Qu’il s’agisse de confronter son engagement politique à la vie des kibboutzim, de se fâcher avec Sartre sur le rapport qu’Israël entretien avec la conscription et avec son armée (puis de s’éloigner du Sartre mao de La cause du Peuple et de Libération première formule), ou de vivre sa fascination de l’aviation grâce à cette même armée, le rapport à l’Etat d’Israël, et donc à la Shoah, est constant dans sa vie d’homme et d’intellectuel engagé. Et c’est bien son rapport extrême à la mort qui le pousse à la radicalité de « Shoah »  : Claude Lanzmann explique son refus des images d’archives, son rejet des témoignages de parcours individuels par la cohérence absolue d’un projet visant à faire du « sujet de mon film la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts. Mais ce fut aussi une illumination d’une puissance telle que je sus aussitôt, lorsque cette évidence s’imposa à moi, que j’irai jusqu’au bout, que rien ne me ferait abandonner. Mon film devrait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz ». Pour y parvenir, il se lance dans une véritable traque des acteurs de la Shoah, c'est-à-dire des bourreaux, ceux des einsatzgruppen de la « Shoah par balles » comme ceux des camps. Ne parvenant pas à obtenir l’accord de ceux qu’il rencontre pour être filmés, il tire profit d’une innovation grenobloise : « Tandis que je me débattais, moi, dans des impossibilités de tous ordres, un ingénieur grenoblois, Jean-Pierre Beauviala, inventeur de la caméra Aaton, avait créé une petite merveille qui allait modifier radicalement mes conditions de tournage en Allemagne, me faire choisir la tromperie, le subterfuge, la clandestinité, le risque maximum. (…) ». Grâce à cette  petite caméra cylindrique, la « paluche », il réalisera de nombreuses interviews en caméra cachée, avant de manquer d’y laisser sa peau une fois découvert.

Mais le virage fondateur de la réalisation de « Shoah », qui court de 1973 à 1985, c’est son premier voyage en Pologne et la découverte de Treblinka. « Treblinka existait », mesure-t-il en découvrant la gare et village inchangés  : « le passage du mythe au réel s’opéra en un fulgurant éclair, la rencontre d’un nom et d’un lieu fit de mon savoir table rase, me contraignant à tout reprendre à zéro ». Il rencontre et interviewe alors nombre de témoins et d’acteurs de la réalité des camps, mais aussi des transports dans les wagons à bestiaux ou de la vie empestée des villages alentours, dans l’odeur poisseuse et persistante de la mort. A la sortie du film, après moult péripéties pour boucler le financement et résister aux pressions diplomatiques polonaises, Claude Lanzmann décrit combien la radicalité de Shoah rend cette œuvre incompréhensible ou insupportable à beaucoup qui, tels le Cardinal de Lustiger, ne parviennent simplement pas à la voir. Comment affronter pareille négation de la vie et du genre humain ? Il livre aussi d’autres réflexions passionnantes, comme celles d’historiens qui s’interrogent sur leur rôle, tels Pierre Vidal-Naquet qui considère à son tour que l’histoire « est chose trop sérieuse pour être laissée aux historiens », en constatant que l’essentiel de la transmission de la Shoah provient d’un écrivain (Primo Levi), d’un politologue (Raul Hilberg) et d’un cinéaste. « Shoah », pour tous ceux qui l’ont vu dans son intégralité, est une œuvre à nulle autre pareil, ni témoignage, ni récit, mais tentative absolue de représentation de l’inimaginable.

Initialement, et il l’avoue en conclusion, Claude Lanzmann souhaitait titrer ses mémoires « La jeunesse du monde », ce qui nous rapproche de mon analogie première avec Stefan Zweig. D’une certaine manière, la description d’une société engagée, culturelle et intellectuelle, les galeries de portraits, les rapports au sionisme (Zweig évoque longuement l’essor intellectuel du sionisme, à l’époque lié au socialisme, et la figure tutélaire de Theodor Herzl), et la présence continue de la mort et de son incarnation, la barbarie nazie, justifient pleinement cette comparaison. Mais, fort heureusement pour Claude Lanzmann, les conclusions sont diamétralement opposées. Quand Zweig achevait un testament intellectuel avant de mettre fin à ses jours avec sa femme, Lanzmann délivre une conclusion pleine d’optimisme : « J’avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans ».

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commentaires

J
<br /> ton billet et l'analyse que tu fais de ce livre me font envie. Je vais lire ce livre.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Tout simplement remarquable...<br /> <br /> <br />
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