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6 décembre 2009 7 06 /12 /décembre /2009 22:24

Peur-du-declassement.gifAprès une analyse roborative sur le « ghetto français »(1), qui mettait en pièces les politiques publiques de zonage en démontrant qu’elle ont surtout accru l’homogénéité sociale des territoires favorisés, et une démonstration éclairante sur les réussites de la démocratisation scolaire (2), à contre courant des théorie à l’emporte-pièce selon lesquelles « le niveau baisserait » et les diplômes perdraient de leur valeur, l’économiste Eric Maurin affronte aujourd’hui une question sociale centrale depuis plusieurs années  : celle du déclassement social.

Décrit comme une réalité largement explicative du « malaise français », par Louis Chauvel ou Camille Peugny (3), la réalité du déclassement fait aujourd’hui débat (voir la tribune de Camille Peugny et Marie Duru-Bellat publiée par Libération en réponse à Eric Maurin : http://www.liberation.fr/terre/0101601261-le-declassement-social-n-est-pas-qu-un-fantasme). Selon Eric Maurin, rejoint en ce sens par une récente étude du Centre d’Analyse Stratégique (voir l’interview de son directeur général, René Sève, à Libération : http://www.liberation.fr/societe/0101578865-vit-on-moins-bien-que-nos-aines), le déclassement social ne serait pas aussi prégnant qu’il semble : la proportion des « déclassés » de la génération actuelles des 30-40 ans (donc par rapport à leurs parents) serait de 22 à 25%, alors qu’elle était de 18% en 1980. Soit une progression modeste, alors que dans le même temps 40% de cette génération aurait progressé socialement, contre 37,7% en 1983. La mobilité sociale ne serait donc pas tant en panne que ça… et Eric Maurin de démontrer les effets positifs de la démocratisation scolaire sur le resserrement des hiérarchies sociales, même si elles se maintiennent, ou bien la stabilisation depuis 20 ans du recours aux CDD, plafonnant sous les 7% de l’emploi global.

Plus que la réalité du déclassement, Eric Maurin étudie en fait les impacts psychologiques de ce phénomène, pour développer une théorie sur « La peur du déclassement » (4) aussi séduisante au plan intellectuel que douloureuse au plan politique.

Pour résumer, selon l’auteur, la peur du déclassement est une des nombreuses angoisses qui gouvernent notre société, avec des impacts majeurs à la fois sociaux, économiques et politiques. Le spectre du déclassement agit ainsi comme un puissant déterminant dans le comportement des individus, particulièrement les plus favorisés, en termes d’habitat, de scolarisation des enfants, de socialisation ou même de vote (avec une analyse anatomique du « non » au traité constitutionnel européen). Ainsi, cette peur serait la cause de la ségrégation urbaine et serait responsable, « sourdement » de « l’échec des politiques de mixité sociale ». Notre « société à statut », fondée sur les diplômes et déterminée par les contrats de travail (avec le sacro saint CDI, dur à obtenir mais normalement viatique de stabilité professionnelle), réussit certes à protéger ses inclus, mais, en rendant plus difficile l’accès au statut, particulièrement pour les non diplômés, elle rend plus durable l’exclusion et démultiplie l’enjeu à conserver son fameux statut. Avec la récession actuelle, la « peur de tout perdre », soit par échec scolaire soit par perte du son contrat de travail, entraîne une tension sociale décuplée, concernant l’ensemble du corps social et plus seulement les « inclus » en situation de fragilité. Vecteur de pessimisme et de conservatisme social, la peur du déclassement serait en outre un puissant déterminant politique, particulièrement en période de crise, avec toutes les conséquences que l’histoire a montrées.

Ainsi, plus la société est protectrice pour ses inclus, donc plus elle est généreuse en termes de droits sociaux et professionnels attachés aux statuts, plus elle risque de voir cette peur du déclassement contaminer progressivement l’ensemble de la société : « Les pays où les pertes d’emplois suscitent la plus grande peur sont paradoxalement ceux où les emplois sont les mieux protégés et les statuts les plus difficiles à perdre (…). Plus les murailles qui protègent les statuts sont hautes, plus la chute risque d’être mortelle – peu importe qu’elle soit improbable. » C’est là précisément que l’analyse d’Eric Maurin pose problème à l’homme de gauche que je suis, car l’antidote paraît simple : si les protections sociales conduisent à la peur, alors le raccourci est vite fait et vive la précarité !

Ainsi, dans son chapitre 4, Eric Maurin compare les économies du Portugal et des Etats-Unis à l’appui d’une démonstration qui doit nous faire réfléchir. Il démontre en effet :

- qu’il n’y a pas de corrélation entre la protection des salariés et le niveau de chômage (ce qui n’est pas très étonnant),
- que les pays à forte protection (comme le Portugal, et donc la France) se caractérisent par des inégalités plus profondes, en « augmentant simultanément la durée de vie des emplois existants et la durée des périodes de chômage », et que la peur du déclassement, le pessimisme social et même l’insatisfaction des salariés en CDI y sont plus largement développés.

Dès lors, « le renforcement de la protection des emplois durcit la polarisation de la société et élargit le fossé qui sépare les salariés disposant d’un statut et tous les autres », avec toutes les conséquences induites sur la cohésion sociale, les logiques de repli y compris identitaire et les conflits ou mises en concurrence dans le corps social. Brrr…

Evidemment, il n’est pas question pour l’auteur (dont les convictions sont clairement à gauche) de plaider pour le dépeçage du code du travail ou la suppression des protections sociales, qui auraient des impacts encore plus négatifs. Il conclut plutôt par un plaidoyer pour le modèle danois de « flexisécurité », qui combine une protection de l’emploi parmi les plus faibles du monde et une indemnisation du chômage parmi les plus généreuse. Cette « flexisécurité » est portée en France par des libéraux comme par des responsables de gauche, et n’est d’ailleurs pas éloignée de la « sécurité sociale professionnelle » promue par la CGT, qui vise à attacher des droits à l’individu plutôt qu’à son emploi durant toute sa carrière.

Il n’en demeure pas moins que le constat d’Eric Maurin, rendu plus aigu avec la crise, rejoint la nécessité de tenir enfin compte des mutations de l’emploi dans une société globale et hyper mobile : qui peut prétendre que les droits sociaux nés après guerre et développés en période de croissance et de faible mobilité professionnelle peuvent rester en l’état ? Se limiter à une posture de défense des « droits acquis » est aujourd’hui le meilleur moyen de les rendre obsolètes et donc de donner du grain à moudre à ceux qui, à droite, ne rêvent que de les supprimer. Outre la question centrale des droits sociaux et professionnels, la thèse d’Eric Maurin pose une autre question douloureuse pour la gauche : n’avons-nous pas oublié les exclus en ne développant ces dernières années qu’un discours protecteur voire conservateur en directeur des inclus ? Notre discours n’a-t-il pas fait l’impasse sur les victimes véritables de notre système actuel, c’est  dire les précaires, les sans droits, les marginalisés ? Retrouver un discours cohérent sur la question sociale, qui construise un intérêt partagé entre les exclus et les salariés modestes, tel doit être notre défi, quand le discours de Nicolas Sarkozy continuera de les opposer, comme il oppose en permanence toutes les catégories sociales en les mettant en concurrence. Les véritables bénéficiaires de « la peur du déclassement », c’est bien évidemment l’UMP et la droite !

La gauche doit redevenir le camp du mouvement et de l’adaptation à la réalité sociale, pas celui du conservatisme et du cantique des temps passés glorieux. Nous devons opposer aux partis de la peur un projet de société qui rétablisse de la confiance et de l’intérêt collectif. A quand une réflexion collective à gauche sur ces questions essentielles ?

 

(1) Eric Maurin, Le ghetto français, Seuil, 2004

(2) Eric Maurin, La nouvelle question scolaire, Seuil, 2007

(3) Camille Peugny, Le déclassement, Grasset, 2009

(4) Eric Maurin, La peur du déclassement, Seuil, 2009

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