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16 novembre 2011 3 16 /11 /novembre /2011 15:58

Le 21 septembre dernier se tenait à l’IEP de Grenoble une journée d’étude à l’initiative du Dr Pierre Micheletti consacrée à la « psychiatrie publique à l’épreuve des zones urbaines sensibles ». programme_colloque.jpg

Invité à intervenir le matin et en clôture de ce temps de réflexion qui a rassemblé de nombreux acteurs médico-sociaux, il me semble important de partager largement ses conclusions, qui doivent orienter nos politiques publiques  à venir.

Le constat de départ a fait l’objet d’un sombre consensus : non seulement les situations sociales et sanitaires des zones urbaines sensibles (ZUS) cumulent les difficultés, mais ces mêmes difficultés interagissent et génèrent des souffrances, sinon des pathologies, spécifiques. Il serait fastidieux d’égrener les chiffres qui attestent des difficultés sociales spécifiques de ces territoires (justifiant le classement en ZUS), largement consultables sur le site de l’observatoire nationales des ZUS, mais il n’est pas inutile d’en rappeler quelques uns :

-          - Le revenu médian des ZUS (un peu plus de 12000 €) est environ la moitié du revenu médian sur le reste du territoire. Les deux tiers des ménages qui y résident sont allocataires CAF, contre 46% de la population française.

-         - Le taux de chômage moyen des ZUS était en 2009 de 18,4%, contre 9,4% sur le territoire métropolitain. On recense par ailleurs 43 % des jeunes hommes actifs au chômage sur ces quartiers, et 37% des jeunes femmes actives (différence qui s’explique par la différence du niveau de formation moyen).

-         - Alors qu’elles représentent 7,6% de la population métropolitaine, les ZUS ne bénéficient de la présence que de 3,9% des médecins (chiffres 2007), alors même que leur population a trois fois plus recours à la CMU-complémentaire (environ 20% des assurés sociaux).

-         - Enfin, l’insécurité des personnes y est bien plus durement ressentie : alors que le taux des atteintes aux biens est inférieur en ZUS (-8%) par rapport au reste du territoire, celui des atteintes aux personnes est supérieur de 11%, en progression de 7% depuis 2005.

 

Ces caractéristiques sociales ne doivent évidemment pas être considérées à elles seules comme prédictives des comportements sociaux, ni en terme de dangerosité vis-à-vis de l’ordre public, ni en terme de besoin de soin en terme de psychiatrie. A cet égard, deux écueils sont à éviter : la réponse répressive d’ordre public ou la psychiatrisation de la misère, la combinaison des deux entrainant un risque de retour à des logiques d’enferment et aux conceptions «asilaires » de la psychiatrie que la sectorisation a justement combattues et déconstruites à partir des années 1970 (voir ici une illustration présidentielle suite à un drame survenu à Grenoble).

 

Au-delà des chiffres, le point central, ce sont les souffrances qui résultent de cette situation sociale, l’angoisse qu’elle génère, souvent aggravée par l’isolement. Question absolument majeure, puisqu’elle laisse l’individu seul face à sa responsabilité et à ses peurs, entraînant une souffrance psychosociale qui a été très bien décrite par le docteur Jean Furtos.

 

Jean Furtos rappelle en effet que la souffrance d’origine sociale était pour Freud le type de souffrance le plus difficile à accepter par le sujet humain : « Il existe une précarité qui ne crée pas de lien, mais de l’isolement, de la paranoïa, de la mélancolie sociale ». Il insiste sur le fait que cette souffrance, généralement repérée sur les lieux du social, et non dans le champ du sanitaire, peut être aidée par les modalités concrètes et subjectives de l’aide sociale, au sens large : « Il suffit que la personne honteuse ou découragée entre dans une relation de respect et d’aide pour qu’elle retrouve courage et fierté ».

A cette aulne, il est indispensable de distinguer différents degrés de souffrance : il y a une souffrance « normale », qui aide à vivre, qui est moteur, et, face à une précarité trop exacerbée, il y a une souffrance qui empêche de vivre. C’est sur cette dernière, fortement répandue en ZUS, que se concentre la clinique psychosociale qui  prend en compte une souffrance psychique qui a pour caractéristique d’envahir tous les registres de la vie : intime, relationnelle et somatique, qui met à mal les prises en charges classiques, car l’érosion du lien à l’autre qu’elle entraîne a pour conséquence de rendre la demande d’aide soit inadaptée, soit impossible. Ainsi, les médecins généralistes de l’Agecsa (association de gestion des centres de santé), en première ligne dans leurs consultations pour recueillir cette souffrance, estiment que les habitants des ZUS ont entre deux et six fois plus de risques de développer des maladies mentales, en fonction des pathologies.

 

La Ville de Grenoble a donc développé des projets préventifs autour de la souffrance psychique, avant que celle-ci ne prenne une dimension pathogène. Le travail fait par ces lieux d’écoute, d’orientation et de suivi est un formidable révélateur des spécificités propres aux ZUS. En 2010 pour l’ensemble des « points d’écoute », 234 personnes ont été reçues (169 en 2009) et 919 entretiens réalisés (811 en 2009)

-  70 à 80% des personnes venues consulter sont des habitants des quartiers en politique de la ville. Les lieux d'écoute favorisent donc bien un accès aux soins et à la prévention pour des habitants bénéficiant de peu de ressources

-  Une majorité  de demandes sont relatives a un mal être général, a des difficultés intra- familiales, aux stress d'événement vécus soit individuellement soit collectivement.

- 75 % des personnes venues en consultation sont des femmes

- 90% de renouvellement des publics accueillis chaque année, ce qui prouve bien que l'action se situe sur du soutien ponctuel, permettant aux personnes de faire face à leurs difficultés psychosociales sans dégradation des situations.

Plus globalement, cette action est complétée par de l’action collective et des démarches d’aller vers, ainsi que par le soutien aux professionnels des secteurs (analyse de la pratique)

 

Ainsi, si peu de personnes fréquentant les « points écoute » souffrent de pathologie mentale lourde, relevant du soin psychiatrique, la réalité de l’aggravation des conséquences psychosociales de la précarité est incontestable dans les ZUS. Dans ce lien entre les personnes et leur environnement social, il est indispensable de traiter les deux : le « sujet » et son « milieu ». Pour ce dernier, c’est l’objet de la politique de la ville et c’est l’enjeu des politiques de développement à moyen et long terme, qui doivent structurer des réponses de fond. Mais il reste des « sujets », c'est-à-dire des femmes et des hommes qu’il faut repérer, écouter, orienter, accompagner et souvent soigner, davantage et mieux que ce n’est fait aujourd’hui, ce qui justifie une mobilisation exceptionnelle de la santé publique (somatique et psychiatrique) comme de l’action sociale.

 

Car ce que le prisme de la souffrance psychique a mis en exergue, ce sont des dysfonctionnements plus larges, et donc plus graves, de notre société, qui constituent autant de « mécanismes de défiance » qui empêchent les acteurs sociaux d’avoir une réponse cohérente et efficace. J’en citerai trois principaux sans développer, ayant déjà eu l’occasion de le faire sur ce blog (ici, ici et ici) :

-       - La méconnaissance de l’autre : le poids des représentations dans notre imaginaire collectif est sans cesse alimenté tant par les illusions de connaissance dues à la « toute puissance » télévisuelle – qui semble rendre toute culture accessible – que par l’ignorance de nos propres voisins, – faute de rencontres réelles qui sont de moins en moins possibles sur un espace public anxiogène, particulièrement dans les ZUS, ou dans des lieux collectifs dont les identités se spécialisent et se réduisent. C’est cette propension effrayante à se représenter l’Autre plutôt qu’à faire l’effort de le connaître qui laisse libre court aux logiques de stigmatisation qui jouent sur les peurs et les fantasmes.

-     - La logique de jugement d’une société de compétition : comme François Dubet l’a montré sur l’idéologie de l’égalité des chances (voir ici), le jugement moral sur le mérite de l’individu s’est largement substitué à l’appréhension de sa réalité sociale, de son histoire de vie. Si l’individu est pauvre, il le doit à ses échecs personnels, pas à une société qui lui aurait donné la chance qu’il n’a pas su saisir. A la compréhension, la bienveillance ou l’empathie, notre société oppose de plus en plus la sanction du jugement, qui renvoie l’individu à ses torts ou à ses fautes, entraînant à la fois désespérance et repli sur soi ou sur une « identité victimaire » qui segmente et oppose le corps social.

-     - Enfin, le resserrement du rapport à la norme sociale : la somme des contraintes liées à la  financiarisation du secteur médico-social, à la critérisation du travail social, à sa technicisation grandissante provoque progressivement une disparition de l’individu  derrière des stigmates sociaux. Ce n’est plus l’individu complexe issu d’un parcours réclamant une appréhension globale de ses difficultés que notre société entend aider dans le cadre de sa politique de solidarité, c’est une sédimentation de situations sociales qui appellent chacune une réponse ou une prestation sociale.

Toutes ces dérives aggravent les tendances au non recours, au repli sur soi ou à l’auto-exclusion qui peuvent déjà être liées aux conditions de vie en ZUS, s’ajoutant ainsi aux inégalités d’accès aux soins déjà constatées : en matière de santé mentale, habiter en ZUS signifie trop souvent une double difficulté, pour ne pas dire une double peine.

 

Pourtant, et cette journée a eu l’immense mérite de l’illustrer, des réponses existent, souvent construites à l’échelle locale, parce que c’est la plus pertinente et la plus réaliste pour faire converger l’ensemble des acteurs autour d’un objectif partagé. En l’espèce, il s’agit de créer les conditions d’une confiance rétablie au plan social et citoyen entre habitants, usagers, professionnels, élus afin de définir de véritables stratégies de territoire pour améliorer à la fois la prévention et l’accès aux soins face à la souffrance psychosociale. Plus qu’un énième dispositif, il s’agit de faire émerger un écosystème d’acteurs, chacun à sa place, pleinement responsable et pleinement solidaire de l’environnement global, capable de garantir un continuum cohérent du repérage à l’accompagnement au long cours. Philippe Meirieu a évoqué à ce sujet les beaux termes (notamment dans l’action sociale) d’ « architecture » ou de « situation », qui prennent en compte la nécessaire adaptation permanente de tout système d’acteurs aux évolutions de la demande sociale. Toutefois, pour que cette belle ambition puisse trouver une traduction concrète, trois conditions doivent être réunies :

 

-       - Donner la priorité à la proximité : à l’exemple des centres de santé ou des points écoute de la Ville de Grenoble, l’action de terrain permet seule une connaissance réciproque qui favorise le dépassement des représentations. La proximité, c’est aussi la capacité à mener l’action publique et associative à partir de la demande sociale et non pas en développant la seule logique de l’offre, comme c’est souvent traditionnellement fait. Dès lors, elle est une condition indispensable pour « faire avec » les habitants au cœur de leur environnement et ainsi mériter leur confiance dans le temps, à l’épreuve des aléas et des évènements.

-    - Territorialiser des communautés médico-sociales : cela signifie responsabiliser les acteurs locaux (institutionnels, associatifs et hospitaliers) à l’échelle d’un même territoire pertinent en leur donnant une véritable liberté d’action, notamment pour s’investir dans des projets portés par / avec les habitants. C’est évidemment un enjeu aussi essentiel que difficile dans la mesure où les logiques organisationnelles de chaque acteur ne sont pas toutes compatibles entre elles, et c’est là que la légitimité des élus locaux peut avoir un impact positif. Pour autant, avoir des acteurs en situation de responsabilité sur un territoire ne suffit pas nécessairement, encore faut-il s’assurer du respect du rôle de chacun, sortir du tropisme de « tout le monde s’occupe de tout », assumer collectivement la désignation d’un chef de file qui porte la coordination, à partir de l’enjeu social ou médical. Celle-ci permet d’organiser véritablement le travail de liaison, c'est-à-dire la capacité à « passer le relais » dans un accompagnement. Par exemple, travailler sur la souffrance psychique (en amont) avant que celle-ci ne prenne une dimension pathogène nécessite de pouvoir passer le relais entre acteurs sociaux et médicaux pour garantir à la fois le repérage, l’orientation, le diagnostic, l’écoute, l’accès aux soins et la continuité thérapeutique.  Nous sommes ici au cœur d’une démarche de transformation l’action médico-sociale qu’il nous faut engager pour passer de la psychiatrie de secteur à la psychiatrie communautaire, comme l’a fait Lausanne au travers d’une action de « suivi intensif dans le milieu ». Cela suppose que le secteur social lui-même soit dans une démarche de développement social communautaire, ce qui est le cas à Grenoble (voir ici et ici). Pour les patients, il s’agit, comme l’a très bien dit Philippe Pichon, médecin à l’Agecsa : « d’organiser la prise en charge intégrée dans le quartier, non stigmatisante et globale (sociale, somatique et psychiatrique), bref d’intégrer pleinement au travail social du quotidien cette dimension médicale liée à la souffrance psychosociale.

-      - Ré-orienter les moyens vers l’extra-hospitalier : il n’est plus temps de plaider pour une augmentation illusoire des moyens de la psychiatrie publique, même si des efforts restent nécessaires, la priorité doit être aujourd’hui d’assumer clairement un choix inverse de celui du gouvernement actuel (de retour vers la logique asilaire des hôpitaux psychiatriques), pour affecter clairement les moyens vers l’extra-hospitalier. De même qu’en ZUS l’enjeu des moyens de la médecine générale et donc de la place de la médecine de ville est essentiel dans l’accès aux soins, c’est bien les moyens et le périmètre d’action des CMP (centres médicaux psychologiques) qu’il faut redéfinir afin qu’ils soient le pivot psychiatrique de la communauté médico-sociale territorialisée. C’est ce qui marche justement dans l’action exemplaire menée à Lausanne, avec des moyens qui font rêver : 3 médecins, 5 infirmiers, 2 assistantes sociales ! Au-delà de l’enjeu immédiat de la réaffectation des moyens, il convient de rappeler combien le temps, donc la stabilité des financements, est un allié précieux pour construire des démarches de travail communautaire, satisfaire les demande de liens, gagner et construire la confiance  de manière pérenne.

 

En définitive, la situation sociale des ZUS, aggravée tant par la crise que par les politiques gouvernementales, est caractérisée par la combinaison d’une forte pauvreté, d’une précarité éducative et culturelle et d’un isolement grandissant des individus qui génère non seulement de l’autoexclusion sociale et citoyenne mais aussi une souffrance psychosociale à laquelle ni le secteur social ni le secteur médical ne peuvent répondre seuls. Ce constat qui peut-être élargi à de nombreuses réalités sociales doit nous inviter à renouer avec le sens profond de la politique de secteur psychiatrique qui était à l’origine d’être dans la proximité des lieux de vie et de travail, dans une relation de soin avec les usagers, au cœur du travail de l’ensemble des acteurs sociaux. Dès lors, porter une ambition de coopération, de complémentarité entre acteurs revient à voir le secteur dans une logique de communauté de vie, donc à porter une démarche de développement social communautaire au cœur de psychiatrie publique. C’est le sens de la réflexion portée par l’ensemble des acteurs mobilisés autour de la réponse psychiatrique à construire face à la situation sociale des ZUS : à nous, élus et responsables locaux de donner à cette belle idée de psychiatrie communautaire une réalité concrète à Grenoble et dans notre agglomération, dès les prochains mois.

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