« Violences conjugales : enfants dans la tempête », c’est cette année le sujet du colloque annuel organisé par l’association Miléna, qui aide les femmes victimes de violence, avec l’intérêt majeur de croiser les approches à la fois sociales, psychologiques, juridiques et politiques.
Sur un sujet aussi difficile, le premier mérite de ce colloque est de faire émerger une réalité sociale méconnue : la question des violences conjugales est quasi exclusivement traitée du point de vue des adultes en cause, en oubliant les conséquences parfois très lourdes pour les enfants, placés malgré eux au cœur de la « tempête » du couple.
L’enfant subit en effet la violence à l’intérieur du couple, avec ses infinies variétés, qu’elle soit physique, psychologique ou les deux, à travers une exposition à des degrés divers. Ainsi, de l’enfant qui "n'est pas au courant", ou qui "entend parler des scènes" à celui qui va adopter une démarche de victimisation, c'est-à-dire essayer d'attirer les foudres sur lui, ou même intervenir au sein du conflit parental, les psychologues identifient une dizaine de niveaux d’expositions qui sont d’autant plus difficiles à gérer que l’enfant est petit. A ces expositions liées aux violences conjugales, ou même au conflit parental, d'autres mauvais traitements psychologiques sont associés : la peur, le dénigrement de soi ou d’un parent, la culpabilisation… autant d’abus émotionnels qui "corrompent" l'enfant (ou l'enfance dans l'enfant) en le confrontant à un modèle relationnel inadapté. Comme l’a expliqué le pédopsychiatre Maurice Berger, ces expositions ont évidemment un impact important sur le développement affectif de l’enfant, qui sera aussi fonction de la nature de la relation parents – enfants, des compétences parentales ou des capacités de résilience de l’enfant.
Compte tenu d’une part des évolutions des comportements familiaux, avec le développement des séparations (rappelons que 20% des familles des zones urbaines sensibles sont monoparentales), du délitement des liens familiaux, ajouté d’autre part aux effets de la crise qui génère une grande augmentation de la souffrance sociale – et de la violence qui en résulte – dans les familles, donc dans l'environnement naturel des enfants dès leur plus jeune âge, on mesure combien l’effectivité du statut de « victime » des enfants au cœur des conflits parentaux est un enjeu social émergent dans les consciences mais majeur dans la réalité sociale.
Ce constat doit d'abord interroger le rapport de la société à l'enfant. Nous sommes en effet très en retard sur notre capacité globale à considérer l’enfant non pas uniquement comme un individu en devenir mais comme une personne singulière avec des droits, des capacités et des limites. Ainsi, notre culture pédagogique reste celle du groupe, c'est-à-dire de l'indifférenciation, ce qui explique les résistances à l’évaluation individuelle de l’enfant qui seule pourra permettre une pédagogie adaptée et une stratégie effective de réduction des inégalités scolaires (mais c’est un autre débat…). Ainsi de notre politique familiale qui reste depuis l’après-guerre centrée sur les parents et vise à leur permettre à la fois l'exercice de la parentalité (les parents considérés à juste titre comme les premiers éducateurs de leurs enfants), mais aussi la compatibilité avec l'activité professionnelle, alors que la cause du développement de l’enfant est peu défendue… Ainsi de la souffrance somatique ou de la douleur de l’enfant, notamment à l’hôpital, qui est restée longtemps sous-évaluée même si des progrès remarquables ont été accomplis depuis une dizaine d’année. Avec ces colloque, c’est bien l’enjeu de la souffrance psychologique de l’enfant, en l’espèce liée aux violences conjugales, qui apparaît comme un nouvel horizon dans la prise en compte de l’enfant en tant qu’individu.
Une fois posé l’enjeu, force est de reconnaître que le chemin est long pour rendre la société moins aveugles aux besoins, c'est-à-dire aux droits, des enfants. C’est évidemment le rôle des responsables politiques que d’y concourir, notamment en repositionnant l’enfant au cœur de la politique petite enfance (voir ici) ou en permettant l’émergence de politiques éducatives davantage orientées sur le repérage des besoins de chaque enfant pour accompagner sa réussite, au besoin avec des programmes renforcés comme nous l’avons fait à Grenoble avec Parler Bambin. Au-delà des responsables politiques, cette conception du rapport à l’enfant interroge bien des pratiques professionnelles et doit faire l’objet d’un vaste engagement en termes de formation et d’acquisition de compétences nouvelles.
Mais la question posée par l’impact des violences conjugales sur le développement des enfants appelle des réponses autrement plus précises que la perspective, pour autant nécessaire, de faire évoluer le regard de toute la société sur l’enfant. En termes de politiques publiques, des réponses précises peuvent et doivent être développées.
D’abord, la première priorité est de limiter l’exposition des enfants, donc de soutenir la bonne santé mentale de chacun des parents, qui est un facteur de résilience pour l'enfant. Cela passe par l’accès soit aux lieux d’écoute psychologiques tels que ceux mis en place dans plusieurs quartiers à Grenoble (et renforcés depuis quelques mois), soit plus simplement par un maillage d’acteurs sociaux, au premier rang les assistantes sociales et les conseillères des services sociaux et de la protection maternelle et infantile, dans une démarche non de jugement sur les parents mais d’accompagnement bienveillant des difficultés qu’ils rencontrent. Evidemment, dans les cas de violences conjugales caractérisées, la première urgence est de protéger le parent victime, le plus souvent la mère, par une prise en charge adaptée d’elle et de ses enfants, comme le fait justement l’association Miléna.
Ensuite, dans la même veine, il importe de soutenir la relation entre parents et de faciliter l’exercice de la parentalité des deux parents, à condition que la médiation familiale n’ait pas pour conséquence de faire durer, et donc d’aggraver l’exposition aux violences des enfants concernés ou d’accroître leur stress. Hormis cette limite qu’il importe de poser, pour les cas les plus nombreux où la pacification est accessible, cela signifie soutenir le rôle des lieux d’accueil enfants – parents, structures associatives qui souffrent en ce moment de moyens insuffisants (je vous invite à signer ici la pétition de soutien à La Passerelle, seule association de l’agglomération à mettre en œuvre les décisions de justice en matière de médiation familiale et qui n’a pas les moyens de faire exécuter les jugements, au mépris des droits des familles !), faciliter l’accès aux espaces familles des centres sociaux ou aux ludothèques qui permettent la reprise ou la continuation de relations enfants – parents en présence de professionnels.
Enfin, il est impératif de soutenir les enfants eux-mêmes, non seulement en prenant systématiquement en compte le contexte de violences conjugales lorsque sont fixées les mesures concernant le droit de visite et l’hébergement lors des séparations mais aussi en garantissant aux enfants l’accès à des soins psychologiques. De ce point de vue, la présence de centres médicaux psychologiques spécialisés sur l’enfance est essentielle là où la souffrance psychosociale est la plus forte, comme dans le quartier de la Villeneuve où nous mettons tout en œuvre pour conserver le CMP CATTP. Placer la psychiatrie de secteur en position d’acteur intégré au développement social d’un quartier est à cette aulne une stratégie indispensable pour laquelle nous travaillons sur Grenoble et son agglomération (voir ce post), afin que soient levées les méfiance entre les cultures professionnelles et les difficultés de partage d’informations qui portent préjudice à l’efficacité de l’action médico-sociale.
En conclusion forcément provisoire, l’enjeu tout à fait majeur de la réponse aux souffrances des enfants liée aux conflits et aux violences conjugales exige une capacité collective à la fois de repérage des situations (par les services sociaux du conseil général, les assistantes sociales scolaires, les médecins des centres de santé ou libéraux, les travailleurs sociaux associatifs, les habitants impliqués…), d’orientation, et d’accompagnement adapté qui ne peut passer que par un partenariat harmonisé entre habitants, acteurs sociaux et sanitaires, et institutions.
Voilà un enjeu social émergent qui renforce ainsi l’urgence à développer le travail social communautaire qui fonde le nouveau projet des Maisons des habitants (voir ici) et à promouvoir davantage de solutions combinant pour les femmes et les enfants victimes un hébergement adapté et un accompagnement social renforcé, en lien avec le secteur sanitaire.