L’association Miléna organisait le 23 novembre dernier un colloque sur les mariages forcés, principalement à destination des professionnels de l’action sociale, venus nombreux.
Cette initiative remarquable visait d’abord à appréhender la réalité de ce phénomène. En 2003, le Haut conseil à l’intégration avançait le chiffre de 70 000 mariages forcés par an, chiffre contesté par de nombreuses associations. A Grenoble, sans pouvoir donner de chiffre, c’est en tout cas une réalité souvent observée par les travailleurs sociaux, notamment ceux du centre d’accueil municipal, qui gère l’hébergement d’urgence.
Si le conseil de l’Europe, en 2005, rappelait que les mariages forcés sont « une atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine », force est de reconnaître qu’ils recouvrent des réalités particulièrement complexes qui mettent en jeu plusieurs niveaux d’analyses : sociologiques, culturels, sociaux, politiques.
Intervenant sur ces deux derniers aspects, j’ai convenu de la faiblesse des réponses politiques locales, tout en dénonçant les instrumentalisations sur l’identité nationale et leurs risques, y compris sur ce sujet.
Aujourd’hui, même si la violence entre époux et le viol conjugal sont pleinement réprimés par le droit pénal, il est clair que les moyens politiques, au plan local, de s’opposer à un mariage forcé restent limités : au titre de sa compétence d’officier d’Etat civil, le maire ou son adjoint peut signaler au Procureur une suspicion… mais l’arsenal législatif dans ce cas est davantage prévu pour combattre les mariages blancs (en attendant les « mariages gris » du consternant Eric Besson) plutôt que les mariages forcés. Sur ce point, la position de la municipalité grenobloise est claire : notre mobilisation ne doit porter que sur les mariages forcés.
Bien plus grave que cette impuissance locale, le climat actuel sur l’identité nationale peut être lourd de conséquences, tant il est vrai que la question des mariages forcés interroge nos politiques à l’égard des cultures d’origine étrangère. L’atmosphère de repli sur soi, la défense d’une identité française passéiste voire maurassienne, le retour larvé d’une logique assimilationniste, la récente instrumentalisation de la polémique sur les minarets… tout concourt actuellement à refermer les identités culturelles sur elles-mêmes et à empêcher le dialogue. Quand l’Etat, au plan national, montre autant d’incapacité à comprendre et à accepter la différence culturelle, il encourage de fait le communautarisme et les pratiques identitaires, notamment dans le cercle familial, le maintien des traditions… comme l’excision ou le mariage forcé. La réponse politique au mariage forcé passe nécessairement par un autre rapport à la diversité culturelle, par l’acceptation du caractère cosmopolite de notre société française, par la recherche de l’ouverture et du métissage des cultures, plutôt que la stigmatisation à l’œuvre en ce moment. Il ne serait jamais assez dit combien les manipulations politiciennes du thème de l’identité sont à la fois dangereuses politiquement, cela a été beaucoup débattu, mais aussi graves socialement. Le message reçu par de nombreuses jeunes filles est un message de rejet et peut conduire à des résignations ou à des soumissions, faute d’espoir d’être comprises, entendues ou simplement respectées. Notre société doit leur tendre la main, pas les mettre à l’index.
Au plan social, nous devons aller plus loin que ce qui est fait actuellement pour combattre les mariages forcés, pour la simple raison que nous agissons souvent trop tard : c’est souvent lorsque l’épouse contrainte aura atteint ses propres limites que les services sociaux interviendront, efficacement au demeurant. Sans réduire cet effort auprès des femmes victimes et en souffrance, nous devons développer une politique de prévention vigoureuse :
- en investissant dans l’information collective, dès l’école (projet de développement affectif porté par le CCAS) et davantage encore au collège et au lycée. Ce travail peut être mené en lien avec celui de la planification, dont les moyens sont encore très insuffisants sur Grenoble (j’y reviendrais).
- en développant les espaces de parole avec les parents, notamment les mères. C’est l’esprit de notre déploiement d’espaces « famille » dans les centres sociaux, qui doivent s’enrichir d’apports de professionnels du champ psychosocial : il s’agit non seulement de mériter la confiance de ces femmes souvent craintives vis-à-vis des services sociaux, mais aussi de les aider à déconstruire certaines représentations, à accepter des réalités psychologiques (comme la dépression, niée dans certaines cultures), à remettre en cause des acquis culturels qui ne peuvent être transmis en l’état. Ce travail exige beaucoup d’humilité et de respect vis-à-vis de ces mères.
- en visant, plus largement, à recréer une logique de confiance dans le travail social. La peur des services sociaux doit être bannie. Les professionnels doivent avoir les moyens d’appréhender dans sa globalité la réalité sociale d’un individu, et ne pas viser à la faire entrer dans une « case » de traitement social. C’est le sens du nouveau projet des centres sociaux, dont nous voulons faire des lieux de vie (des « places de village ») avec les « maison des habitants ». C’est notre engagement dans le travail avec les associations, si nécessaires dans le contact avec celles et ceux qui ont perdu confiance dans l’action publique. C’est plus largement une volonté de promouvoir un service social ouvert et disponible, qui aide sans juger, qui reconnaisse l’individu dans sa complexité.
Vaste chantier… mais directement relié à la complexité du phénomène que nous voulons combattre. Les mariages forcés ne cesseront pas sous l’effet d’une injonction politique, ou d’une seule mobilisation sociale. Les combattre suppose une confiance réelle entre des acteurs politiques, sociaux et citoyens. C’est le sens d’une charte initiée par de nombreuses associations et dont le CCAS de Grenoble sera très prochainement signataire.